Larbi Benchiha cinéaste documentariste |
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Interview au « Soir d'Algérie »
Le Soir d'Algérie - 27 octobre 2008 Le Soir d’Algérie : Comment t'est venue l'idée du film ? La genèse du film est la suivante : en tant que journaliste travaillant pour une télévision française, il m’arrive de réaliser toutes sortes de reportage. Un jour ma rédaction m’envoie pour couvrir une assemblée générale des vétérans des essais nucléaires, et c’est là que j’ai découvert que la bombe atomique française est née au Sahara, dans les environs de Reggane. J’étais surpris et ahuri, c’était au milieu des années 1990, puis en discutant avec ces anciens militaires qui ont travaillé sur les sites des essais, j’ai appris que des autochtones ont été également recrutés pour travailler sur les différents sites. J’ai donc réalisé plusieurs reportages sur ce sujet. Je me suis également documenté, j’ai lu des ouvrages, notamment les livres de l’expert Bruno Barillot… C’est comme ça que, peu à peu, l’idée de faire un film est née. Dans quelles conditions s'est déroulé le tournage du film ? Je dois dire qu’aussi bien en France qu’en Algérie, le tournage s’est déroulé dans de très bonnes conditions, je n’ai jamais eu le moindre souci. Pourtant, je m’attaquais à un sujet pour le moins délicat. Je fus surpris par les facilités, j’ai pu tourner à peu près partout où j’ai souhaité. J’en profite au passage pour remercier vivement la population de Reggane pour son accueil chaleureux et amical. Comment le film a t'il été accueilli en France et qu'en est-il de sa projection en Algérie ? Le film est bien accueilli en France, il a été diffusé le 27 septembre dans une salle à Hyères, dans le sud de la France, et il est sélectionné au Festival du film d’Amiens et dans un festival africain en décembre, je peux d’ores et déjà penser que l’accueil se présente sous de bons auspices. En ce qui concerne les diffusions en Algérie, j’aurais souhaité en organiser une avant-première à Reggane début novembre, mais le projet s’est avéré pas si simple, j’ai l’impression qu’il va falloir différer ces avant-premières, j’espère que cela pourrait se faire le 13 février à Reggane. C’est une date symbolique car c’est l’anniversaire de la première bombe (gerboise bleue). Vous avez été accompagné d'un scientifique lors de votre tournage, quelles sont ses conclusions ? Effectivement, j’étais accompagné d’un expert en armement nucléaire, il était très surpris de l’état dans lequel se trouvent aujourd’hui ces sites, et surtout les dangers qu’ils représentent pour les populations de la région. Il faut dire que les sites n’ont été ni sécurisés ni réhabilités à ce jour. De plus, des gens auraient récupéré du matériel contaminé qu’ils auraient utilisé dans des constructions. Des témoignages et documents visuels prouvent que des engins et du matériel contaminés ont été enfouis dans le sable. Pour Bruno Barrillot, il est quasiment impossible de décontaminer, pour lui l’urgence est de sécuriser les sites, de rassembler et stocker en conformité avec les normes de gestion des déchets radioactifs tout ce qui subsiste de contaminés sur les anciens sites d’essais. Il est urgent d’informer correctement les populations sur les dangers et comment se conduire dans cette région où subsistent des risques de contamination radioactive. Quels sont les propos et sentiments qui reviennent le plus souvent dans les différents témoignages ? Les témoins aussi bien français qu’Algériens racontent qu’ils n’ont jamais été informés sur les dangers. Selon eux, on leur a caché la vérité. Pis encore, il y a ceux qui pensent qu’ils étaient sciemment utilisés dans les tests. Quelles sont les revendications des «victimes » de cet essai, des deux côtés, algérien et militaires français ? Les gens demandent réparation et prise en charge médicale. Ils demandent aussi l’accès à leurs dossiers militaires pour savoir quel est leur degré d’irradiation. La loi française, depuis 2002, oblige les institutions médicales, y compris militaires, à fournir l’intégralité des dossiers médicaux à tout citoyen qui en fait la demande. Beaucoup de Polynésiens qui ont été employés sur les sites nucléaires font la demande de leurs dossiers médicaux : ils sont aidés par leur association Moruroa e tatou. Concernant les personnels algériens qui ont été employés à Reggane ou In-Eker, je pense que peu d’entre eux ont été inscrits comme «employés» pour les essais nucléaires. L’armée française n’aurait ainsi presque rien conservé concernant les personnels algériens. Cependant, je pense qu’il serait important de vérifier cela et que des habitants de Reggane qui ont été employés par les Français devraient faire leur demande de dossiers médicaux. Bien sûr, j’imagine tous les obstacles. Cela montre l’importance d’une association qui puisse aider concrètement les gens à obtenir leur droit à la vérité. Mais, face à toutes ces difficultés, la solution la plus raisonnable serait d’obtenir de la France le financement d’un suivi médical spécifique pour tous ceux qui, à Reggane ou In-Eker, ont travaillé sur les sites d’essais, pour leurs descendants aussi et pour les habitants des petites communautés qui vivaient à proximité des sites d’essais. Les Polynésiens ont obtenu ce suivi médical depuis un an maintenant, pourquoi pas les Algériens ? Pour obtenir les preuves des contaminations au temps des essais, ce sera encore plus difficile. La France a peur qu’on découvre clairement qu’elle a joué aux apprentis sorciers avec ses essais nucléaires. Ainsi, en juin 2008, le Parlement français a voté une loi incroyable pour un pays qui se dit démocratique : désormais toutes les archives et documents militaires concernant les essais et les armes nucléaires resteront «secret défense» pour toujours ! La loi dit que ces archives sont désormais «incommunicables» alors qu’auparavant, il était prévu qu’elles soient ouvertes au bout de 60 ans. A quel point la France officielle est «hypocrite» dans le sujet du crime nucléaire en Algérie ? Personnellement, je pense que l’aventure du nucléaire militaire doit être débattue et les dégâts humains et matériels reconnus et assumés et qu’il y ait une loi qui cadre tout cela. Il y a des précédents en la matière. Par exemple, les Américains ont ouvert leurs archives et reconnaissent à leurs vétérans les dommages causés par les essais. Quel avenir pour les débats sur les essais nucléaires de Reggane dans le travail de mémoire ? Cette question est très importante, il faut que des deux côtés (algérien et français) qu’on se mette au travail et surtout permettre aux scientifiques indépendants et aux historiens de faire ce travail de mémoire aussi important que les processus de sécurisation et de réhabilitation. L’idée qui te semble importante à ajouter dans cet entretien… Je pense que l’important, ce n’est pas de dire que c’est criminel, c’est irresponsable, il faut condamner… A mon sens, le plus important, il faut être pragmatique, le plus important ce sont les personnes qui vivent aujourd’hui. La première des choses, c’est d’effectuer une enquête épidémiologique sur toute la région du Touat, recenser les gens qui y ont travaillé et procéder à des bilans de santé. La deuxième, c’est de sécuriser les sites en réhabilitant un tant soit peu les endroits réhabilitables. La troisième, c’est évaluer les dégâts sanitaires et environnementaux de la région.
Entretien réalisé par M. E. |